L'éthique du care, de la théorie à la politique

Fabienne Brugère

Grands Dossiers N° 63 - Juin - juillet - août 2021

Que ce soit dans la sphère privée ou professionnelle, la plupart des activités de soin et d’aide sont exercées par des femmes. Le féminisme du care s’est déployé dès les années 1980 pour faire reconnaître ce travail invisible.

La pandémie de covid-19 a montré plus que jamais l’importance des activités de care aussi appelées du « prendre soin ». Comme le rappellent Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier dans La Société des vulnérables, ce sont beaucoup des femmes qui font tenir nos sociétés en prenant en charge la plupart de nos dépendances, et plus généralement la vulnérabilité qu’un système capitaliste habité par la performance nous a fait oublier. « C’est essentiellement d’ELLES dont on parle : aides-soignantes (91 % des femmes), infirmières (87 % des femmes), caissières et vendeuses (76 %)… et que dire de leur proportion parmi les employés en maisons de retraite et chez les aides familiales à domicile (97 %) (1) ? » Ces tâches sont considérées comme féminines au nom d’une supposée nature aimante des femmes ; elles sont peu valorisées car elles feraient peu appel à des compétences, des savoir-faire ou une raison habitée par la technologie. Le féminisme du care commence par cette question : comment faire pour valoriser le « prendre soin » qui est particulièrement utile et changer la réalité des femmes assignées à ces activités ? Comment y amener aussi les hommes et combattre les inégalités de genre qui persistent et creusent la pauvreté des femmes ?

Ce questionnement naît dans les années 1980 où se croisent les réflexions sur la place des femmes et des hommes dans la famille, la maternité, la dénonciation des tâches de soin invisibles ou mal reconnues mais aussi la possibilité pour les femmes de construire un processus de décision face à l’avortement. Plus spécifiquement, quand la philosophe et psychologue féministe, Carol Gilligan, a énoncé dans Une voix différente l’idée que les femmes ont une autre manière de penser la morale que les hommes, elle ne s’est pas contentée d’élargir la division des sexes à la morale et de rendre possible la reconnaissance d’une éthique du care (2). Elle a, en retour, mis en avant un concept largement occulté, le care où sont privilégiés le contexte et les relations d’attachement plutôt que les principes et la distanciation des individus. Dès lors, il devient possible d’enrichir les luttes féministes à partir de la morale et des activités de soin. D’un côté, des dispositions ou des capacités à l’empathie sont considérées comme généralement féminines et encouragées à ce titre : comment une approche féministe peut-elle alors déconstruire le mythe de la « nature féminine » du soin très présent dans l’histoire du monde infirmier par exemple ? De l’autre, les tâches de soin, qu’elles soient une activité familiale ou un métier, sont largement accomplies par des femmes : comment un point de vue féministe peut-il envisager un autre partage du soin, voire une redistribution ? Un féminisme du care identifie des formes d’oppression des femmes dans les discours et pratiques morales, dans les partages du privé et du public et dans l’assignation des tâches de soin aux femmes. Trois inflexions sont alors apportées au féminisme.

Tout d’abord, l’éthique du care telle qu’elle est définie par C. Gilligan aboutit au projet d’une éthique féministe. La manière de vivre des femmes implique à la fois de prolonger et de transformer le rôle que l’histoire leur a assigné en matière de soin et de sollicitude. Contre le modèle du dévouement de soi aux autres si présent pour qualifier les femmes devenues mères dans de nombreuses cultures, les femmes qui ont porté une éthique non reconnue, doivent accomplir le chemin vers un équilibre entre souci des autres et souci de soi. Il n’y a pas de souci des autres sans souci de soi ; la prise en charge de la vulnérabilité des autres suppose de pouvoir être soutenu soi-même dans sa propre vulnérabilité. Ce souci de soi, pour reprendre une expression de Michel Foucault est une « insistance sur l’attention qu’il convient de porter à soi-même » (3). Les femmes, longtemps exclues de toute pratique de soi, doivent apprendre à s’occuper d’elles-mêmes, à rechercher des façons de bien vivre, à se concentrer sur elles-mêmes. L’éthique féministe suppose une transformation du rapport à soi.

Une humanité structurée par la vulnérabilité

Ensuite, l’immense nouveauté des éthiques du care est de renouveler la philosophie féministe telle qu’elle avait pu naître avec Simone de Beauvoir. Alors que l’indépendance (en particulier par le travail) et l’universalité du sujet (contre une domination masculine qui a fait de la femme l’autre) étaient valorisées dans Le Deuxième Sexe comme des figures obligatoires de l’émancipation, le féminisme du care prend un chemin inverse : il convoque l’épreuve des dépendances au premier rang des expériences majeures des femmes, en lui associant une figure relationnelle du sujet. Il ne s’agit pas dès lors de rompre ses dépendances pour entrer dans l’âge d’or du sujet autonome au même titre que les hommes comme le proclamait S. de Beauvoir (4). La dépendance n’est pas seulement la soumission des femmes aux hommes. Elle doit être prise en compte comme un défi majeur pour toute société ; elle suppose un travail, des soutiens, des accompagnements. Elle désigne un besoin exprimé par un autre, à travers la nécessité pour cet autre de continuer à vivre. Le travail du care est un travail avec la dépendance. Comme le défend la philosophe Eva Feder Kittay, il met en avant une responsabilité des pourvoyeurs de soin et un soutien que le féminisme ne peut pas annuler (5). De ce point de vue, il y aurait chez S. de Beauvoir une incompréhension de la vie immanente du care. Avec le féminisme du care, le propos n’est pas d’annuler le care comme S. de Beauvoir le fait un peu rapidement au nom des luttes des femmes pour l’émancipation mais de considérer l’envers du capitalisme, une humanité largement structurée par la vulnérabilité, où la dépendance ne peut pas être éliminée. L’essentiel des pratiques féministes tient alors dans la demande d’un partage du soin par-delà les assignations de genre mais aussi de classe ou d’origine ethnique. Comment les humains peuvent-ils coopérer face aux multiples situations de dépendance, transformer la dépendance en interdépendance par des réciprocités instaurées entre donneurs et receveurs de soin ? Le projet féministe n’est pas seulement éthique, il devient politique et aboutit à une défense du welfare State à travers des politiques publiques de soutien aux activités de care et de revalorisation des différentes formes de soutien à la dépendance.

Enfin, le féminisme du care se déploie dans le monde souterrain du travail domestique dit « reproductif » ou « improductif » auquel les femmes continuent d’être cantonnées. On sait combien les femmes accomplissent une double journée entre un travail rémunéré et des activités domestiques qui leur incombent ; de nombreux travaux insistent sur la « charge mentale » des femmes tenues d’organiser et de planifier constamment les vies des autres autour d’elles. À la célébration de l’individu entrepreneur, ce féminisme rappelle que les croisades conquérantes des uns ne sont possibles que parce que d’autres, des femmes mais aussi des gens qui ont besoin d’un gagne-pain, des immigrants, se portent garants des tâches de soin à destination des enfants, des personnes très âgées, des handicapés mais aussi des individus dits « productifs ». Toutes ces tâches, lorsqu’elles concernent la sphère domestique et sont donc exercées gratuitement, ont été largement décrites comme faisant l’objet d’une exploitation, d’une domination et d’une oppression par des féministes matérialistes comme Christine Delphy ou Silvia Federici. Mais, là encore, le féminisme du care se déplace puisqu’il n’isole jamais la sphère domestique et construit une approche générique des activités de care dans les sociétés néolibérales contemporaines : la famille et les professions féminisées sont concernées de la même façon par le peu de considération pour la sphère du « prendre soin » pourtant essentielle à toute société. Le projet féministe mène alors à des revendications qui se font non seulement au nom de la reconnaissance et de la redistribution mais aussi au nom de la justice. Si la justice permet de définir un cadre éthique, il ne s’agit pas ici de faire appel à des principes moraux appliqués de manière impartiale, à une conception froide des relations sociales ou à une supposée neutralité basée sur la primauté des droits d’individus autonomes, séparés et rationnels. La politologue Joan Tronto insiste sur la nécessité de reconfigurer le concept de justice sans toutefois en faire uniquement l’affaire des femmes. Il s’agit de combattre les injustices, de lutter contre les limitations des chances liées au genre mais tout autant à l’origine ethnique, l’orientation sexuelle ou encore la classe sociale.

Une éthique de la justice

Le care relève bien d’une éthique au sens d’une revendication de justice qui doit toutefois conduire à une politique. Cette politique peut se résumer dans cette question : comment passer de politiques excluantes (avec de puissantes relations de domination) à des politiques inclusives (ce qui suppose de reconsidérer la notion de « démocratie ») ? J. Tronto plaide pour la constitution d’une société du care et ce qu’elle nomme une caring democracy. Elle alerte contre le risque de confondre l’éthique du care avec une morale des femmes orientée vers la vie privée ou l’univers domestique. Il ne faut pas laisser de côté toutes celles qui n’ont jamais été considérées comme suffisamment dignes pour entrer dans le cadre de ce portrait des femmes : « les femmes de couleur, les immigrées, les pauvres, les lesbiennes et celles qui n’étaient pas considérées comme des mères dignes (6). » Comment inclure au nom de la justice et rendre les politiques menées plus démocratiques ? En rendant visible des situations de care qui ne le sont pas : celles qui concernent non seulement la vie des femmes mais aussi « celle des domestiques, des esclaves et des travailleurs (7) », toutes celles et ceux qui ont généralement été exclus de toute vision du contrat social car considérés comme trop dépendants (d’un homme, d’un maître, d’un patron). Ainsi, le féminisme du care dessine politiquement le projet d’une société de l’inclusion. 

Mieux partager le soin, un défi mondial

Dans Un monde vulnérable (2009), Joan Tronto, l’une des plus célèbres théoriciennes du care, prône à la fois une revalorisation et une redistribution des tâches liées aux soins corporels et relationnels : les tâches de soin gratuites accomplies par les femmes dans leur foyer, mais aussi les métiers paramédicaux ou socio-médicaux, moins valorisés que les activités médicales qui renvoient à une autorité scientifique.

J. Tronto invite aussi à prendre en compte certains faits liés à la mondialisation : l’externalisation des gardes d’enfant ou du ménage par des femmes qui travaillent (généralement à d’autres femmes que l’on peut qualifier non seulement selon le genre mais aussi selon la classe et l’origine ethnique), les circuits du care qui vont du Sud au Nord en fonction des besoins de familles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se consacrer à un quotidien structuré par le care, la multiplication des métiers de service précaires sous toutes formes d’aides et d’accompagnements, les demandes de plus en plus pressantes de professionnalisation des soins corporels à destination des personnes très dépendantes, etc. On assigne alors les femmes mais aussi des populations subalternes à des activités exigeantes, prenantes, qui produisent souvent un attachement difficile à contenir et une forte responsabilité dans le rapport à l’autre.

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