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Éditorial

Les primitifs ne sont plus ce qu'ils étaient...

Jean-François Dortier

Sciences Humaines N° 327 - Juillet 2020

Rousseau les appelait les « sauvages », ou les « Caraïbes », ou parfois les « Nègres ». Pour lui, ils représentaient le stade le moins « civilisé » de l’espèce humaine, ce qui était à ses yeux une qualité ! Car pour l’auteur du Discours sur l’origine des inégalités, la civilisation n’est pas un progrès mais une corruption des mœurs. Le « bon sauvage » de Rousseau est donc un être fruste, un Robinson solitaire animé de motivations élémentaires (« le repas, le logis, la femelle ») et de capacités mentales très limitées (il « vend son lit de coton le matin et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine »). Mais il est libre ! Voilà ce qu’il est possible d’écrire sans sourciller au 18e siècle, à une époque où on connaît peu de choses sur la vie de ces hommes « sauvages ».

Un siècle plus tard, au milieu du 19e siècle, les colons occidentaux pénètrent au cœur de l’Afrique, de l’Australie, de la forêt amazonienne, des plaines d’Amérique du Nord, ou encore en Arctique. Ils y rencontrent ces peuples « indigènes ». Ils s’approprient et évangélisent leurs terres. Une nouvelle réalité apparaît : l’homme « naturel », vivant à mi-chemin entre l’animal et l’homme, sans langage, sans Dieu ni loi, n’existe pas. Lewis Morgan, pionnier de l’anthropologie, s’attache à décrire les langues et systèmes de parenté des Indiens iroquois. Edward Tylor crée l’expression « culture primitive » pour valoriser des savoirs et croyances proches de ceux des civilisés. Il croit d’ailleurs à l’« unité psychique de l’humanité ».

Passe encore un siècle. Au milieu du 20e, une nouvelle image s’impose. L’évolutionnisme n’est plus à la mode. Les anthropologues cherchent moins à décrire un stade d’évolution des sociétés qu’une autre voie de l’humanité. Claude Lévi-Strauss parle de « sociétés froides », restées en dehors de l’histoire. La notion d’« ethnie » se substitue à celle de « race ». Ainsi l’Afrique noire est faite d’une myriade ethnique : les Bambaras, Dogons, Yorubas, Fangs, Pygmées, Bushmen. Chaque anthropologue s’approprie son groupe (son « terrain », sa spécialité). Marshall Sahlins, s’appuyant sur les habitants des îles du Pacifique, décrit l’âge de pierre comme un « âge d’abondance » ; Pierre Clastres soutient que les sociétés sans État s’érigent contre l’État, tels les sociétés anarchistes ; les marxistes y voient un vestige du communisme primitif ; Marcel Mauss affirme que les relations sociales, vierges d’échanges marchands, s’organisent autour du don (et du contre-don).

Aujourd’hui, le regard change à nouveau. Les « peuples premiers » sont perçus comme les derniers représentants d’une humanité en voie de disparition, victimes d’un monde moderne qui ne leur laisse aucune place, ce qui est une réalité. Ils seraient par ailleurs les dépositaires de précieux savoirs ancestraux et d’une sagesse immémoriale (certains de leurs représentants ont d’ailleurs su adapter leurs traditions aux attentes d’Occidentaux modernes en quête de pureté originelle). Leur culture est donc défendue au nom de la biodiversité culturelle.

Mais d’autres observateurs révèlent une face plus sombre, faite de violences, d’inégalités, de domination masculine (longtemps cachée sous l’expression « division sexuelle du travail »). Et certains peuples ont saccagé leur environnement bien avant l’arrivée des Occidentaux.

L’histoire de l’anthropologie nous met en garde. Les peuples premiers ont toujours été un formidable réservoir de fantasmes. Il faut s’en souvenir et rester humbles, avant d’y chercher des modèles et contre-modèles.

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